- MILOSZ (O. V. de LUBICZ)
- MILOSZ (O. V. de LUBICZ)Le surgissement à notre époque de ce poète lituanien de langue française, qui fait songer à la fois à Nerval, à Verlaine et à Claudel, ressemble à celui d’une comète: venu d’ailleurs, vivant à l’écart du monde et des modes littéraires, on dirait un romantique égaré entre la fin du symbolisme et les débuts du surréalisme. Nourri de Dante, de Goethe, de Byron et de Poe, féru d’illuminisme, d’alchimie, de Kabbale , ses vrais héros sont Faust et Salomon; cette constellation de noms suffit à le placer hors du temps, surtout hors de notre temps. Mais sa démarche, dont l’unité réside dans le «pèlerinage aux sources», lui permet d’être un contemporain de toutes les époques: il a cherché passionnément, à travers tous les livres des sages qui passent pour fous, à travers tous les mythes comme à travers tous les langages, le secret de la souffrance et de la noblesse de l’homme; il a même rêvé d’être un nouvel Adam.Sous le signe de l’exilOscar Vladislas naît à Czereïa, dans l’actuelle Biélorussie, où les Lubicz-Milosz possèdent trente mille hectares de terres. La forme polonaise de leur nom ne doit pas faire illusion: on est en territoire russe, mais, si les paysans utilisent la langue balte, la gouvernante est française, et à la maison on parle aussi bien l’anglais que l’allemand; l’enfant n’a même pas de langue maternelle. Sa grand-mère était une cantatrice italienne, sa mère est fille d’un rabbin de Varsovie: pour être noble, il n’est pas de «race pure». Il choisira de n’écrire qu’en français – signant O. V. de L. Milosz – et s’enracinera dans une Lituanie plus ou moins mythique.En 1889, Milosz s’installe à Paris, qui restera son port d’attache (il est naturalisé français en 1931): ce cosmopolite fait de fréquents voyages à travers l’Europe; sans cesse en quête d’ailleurs , il déménage continuellement, avant de finir ses jours à Fontainebleau, le 2 mars 1939.Au sortir du lycée Janson-de-Sailly, il apprend l’hébreu et s’intéresse à l’épigraphie sémitique, mais, très vite, la littérature, puis la seule Bible, constituent le véritable lieu de son séjour.Entre vingt et trente ans, il publie deux recueils de poésie, Le Poème des décadences (1899) et Les Sept Solitudes (1906), qui obtiennent quelques échos dans les milieux attachés au symbolisme. Ses maîtres mots sont «jadis» et «très loin»; les femmes qui le hantent, Salomé ou les héroïnes de Poe; un ton volontiers baudelairien, mais tout en mineur, une versification mélodieuse, des thèmes décadents l’amènent à quelques réussites – dont les anthologies lui font mérite à tort, car son vrai génie est ailleurs –, ainsi: Le Vieux Jour , La Reine Karomama , Les Morts de Lofoten .Du souvenir à l’initiationDans cette âme frileuse et endolorie fermentent en effet des liqueurs plus vigoureuses. C’est d’abord dans un roman, L’Amoureuse Initiation (1910), qu’il confie l’histoire idéale de son destin. Œuvre baroque où se dessine l’itinéraire spirituel de l’homme: de l’ennui de vivre à l’amour de Dieu par l’amour délirant de la créature, du désespoir au salut par l’abjection. L’alliance d’une ironie amère, d’une langue désuète et de la technique moderne du monologue passionnel a un charme réel.Ensuite, deux pièces de théâtre annoncent l’imminence de la métamorphose: Miguel Mañara (1912) ou la résipiscence de don Juan, Méphiboseth (1914) ou la pénitence du roi David; un troisième drame, inédit jusqu’en 1971, Saul de Tarse , achève cette «trilogie de la conversion». Théâtre qu’on baptisa idéaliste ou métaphysique, mais dont la violence rentrée se noue en poésie et joue avec un hiératisme qui ne récuse pas le spectacle (on dirait qu’il est conçu avant l’heure pour l’intimité du petit écran).Le 14 décembre 1914 a lieu l’illumination extatique, Milosz voit le «soleil spirituel», à l’instar de Swedenborg dont il étudie les œuvres avec ferveur, de même que celles de Paracelse, de Jacob Böhme, de L.-C. de Saint-Martin. Les préoccupations religieuses, nettement marquées par l’ésotérisme, ne le quitteront plus. Ses grands poèmes des années 1914-1918 (Symphonies , Adramandoni , Le Cantique de la Connaissance ) expriment les tourments du mystique au seuil de la sérénité, d’une sérénité qui d’ailleurs ne viendra jamais. Les douces voix de l’enfance, les âpres musiques du renoncement, le dialogue du doute et de la certitude y composent cette parole inouïe, aux accents parfois inaudibles, qui est le signe des chefs-d’œuvre.L’œuvre de réintégrationLa maturité poétique n’est que le prélude d’un autre accomplissement: celui du prophète. Le métaphysicien d’Ars magna (1924) et des Arcanes (1926) s’efforce de transmettre son message dans des formes qui ne peuvent être celles de la philosophie traditionnelle: il s’agit de révélation, donc de poésie. Réinterprétant le mythe d’Adam et reconstituant la Genèse, Milosz élabore un concept du «rien» autour duquel pivote toute sa doctrine. Le Rien, c’est l’idée divine d’une extériorité, d’un hors-Dieu au sein de Dieu; c’est une sorte de milieu indifférencié, ni être ni néant, ni vide ni plein, ni fini ni infini, antérieur aux déterminations de l’espace, du temps, du mouvement, de la matière; c’est le lieu absolu de la création, c’est-à-dire de l’acte par lequel le Créateur pose devant lui-même un objet d’amour, un sujet libre grâce à qui il échappe à la clôture de sa nécessité. Après la séparation qu’est le péché originel, le Rien ne peut être restauré que par un geste souverain d’affirmation. Dans son détail, cette cosmogonie recoupe la relativité généralisée, et Milosz fut très frappé de cette rencontre avec Einstein.Plus que sur la publicité, Milosz comptait pour diffuser le message sur le rayonnement de sa pensée à travers quelques élus. De plus en plus solitaire, tel le Moïse de Vigny et, comme lui, demandant sa délivrance, il termina sa carrière ici-bas en se livrant à un décryptage kabbalistique de la Bible et de l’Apocalypse, en recherchant l’origine commune des Hébreux, des Ibères et des Lituaniens, en faisant connaître le folklore balte (Contes et Daïnos ).Ce vaste effort synthétique pour repenser l’univers et les rapports entre l’homme et Dieu achève une destinée marquée par la hantise des origines, par le besoin de se situer (la question «Où est l’espace?» est pour lui fondamentale). Une enfance déchirée entre des parents étrangement incompréhensifs ne rend que partiellement compte de cette œuvre orgueilleuse, tendre et rageuse, parfois naïve, toujours exigeante; une force l’habitait qui le contraignait à écrire en l’assurant qu’il y a un pouvoir des mots. Seul son théâtre a jusqu’ici rapproché Milosz du grand public: sa poésie et les sommets de son prophétisme (par exemple l’extraordinaire Psaume de l’Étoile du matin ) devraient le faire connaître sans cesse davantage.
Encyclopédie Universelle. 2012.